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Édito

Tim Cook, charbonnier maître chez lui

15 ans après le retour de Steve, son successeur doit affronter à son tour des problèmes similaires, sans craindre la statue du Commandeur mais tout en restant fidèle à ses valeurs…

Boro

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Charbonnier est maître chez soi”. Steve Jobs avait su faire sienne mieux que personne cette vieille maxime française qui signifie que le maître de maison ou le patron, comme on voudra, entend bien agir à sa guise et faire comme il l’entend, quelle que soit la façon de faire de ses voisins ou de ses prédécesseurs… A tel point que celle-ci a pu résumer à elle seule tout un pan de la communication du 1, Infinite Loop, Cupertino pendant son second magistère, à compter de son retour aux commandes voici tout juste quinze ans. Steve avait alors littéralement re-fondé Apple autour des valeurs-clés qui étaient les siennes à ses débuts, en même temps qu’il remettait peu à peu la société en ordre de bataille face à la «nouvelle donne» du PC désormais à l’heure d’internet, fabriqué à la demande et organisé autour d’Internet Explorer…

En quelques mois, il avait su re-mobiliser ses équipes autour d’un contre-exemple à la «success story» du moment, symbolisée par le PC de Dell, avec la campagne «Think Différent» qui résumait à elle seule cette vision d’une informatique différente, centrée sur l’utilisateur et au service de sa créativité, vision remobilisatrice et partagée par tous les aficionados de la marque : employés, clients ou revendeurs…

Ceci fut fait en s’appuyant certes sur NeXTSTEP – embryon du futur OS X – mais également sur le travail entamé par M. Spindle, et G. Amelio, ses deux prédécesseurs immédiats après pratiquement une décennie d’inaction, et surtout en allant à l’encontre des règles précédemment établies, quand bien même celles-ci auraient fait une partie des succès précédents… Jobs va ainsi transformer Apple en société de pure ingéniérie logicielle et matérielle, totalement «fabless» avec l’aide de Tim Cook, après avoir été le chantre des lignes de production futuristes du Mac ou de NeXT, et ce avant de s’attaquer à l’épineuse question de la distribution… Il a même décidé de la création d’un baladeur numérique, parallèlement à l’activité informatique d’Apple, quelques années à peine après avoir drastiquement taillé dans la gamme produits…

Une configuration radicalement différente

Le plus significatif de ces «contre-pieds» destinés à jouer «là où le palet va être et non là où il se trouvait», selon l’une de ses expressions favorites, aura sans doute été la manière dont il aura traité les actionnaires de la société, ainsi que les plus puissants d’entre-eux. Jobs a ainsi conduit la destinée d’Apple en s’appuyant sur son seul conseil d’administration et un carré de fidèles, vice-présidents exécutifs triés sur le volet, en faisant fi année après année des résolutions d’actionnaires, et refusant même de leur servir le moindre dividende malgré des résultats opérationnels de plus en plus insolents…

Ce parti-pris, assez méconnu jusqu’ici, vaut assez qu’on s’y intéresse : les actionnaires d’Apple n’ont eu aucune raison de s’en plaindre tandis que, sur la même période, les mêmes prenaient le pouvoir dans l’économie occidentale, avec des exigences de «rentabilité» déraisonnables, au détriment de l’investissement ou des ressources humaines. En contrepoint, en 2005 et en pleine déconfiture industrielle, les responsables financiers et exécutifs de EMI ou d’Universal Music venaient s’humilier devant leurs assemblées d’actionnaires respectives en une étrange compétition, déclarant à quelques semaines d’intervalle : «Notre métier, c’est de vous servir les dividendes les plus importants possible…»

Seul maître à bord

Tim Cook, qui ce début d’année 2012 aura à la fois passé une année entière à la tête d’Apple, après l’ultime congé médical de Steve, mais également pratiquement quinze ans (quatorze pour être précis) au sein de la société directement auprès de son génial patron, va devoir reprendre à son tour la fameuse maxime du charbonnier à son compte, à ceci près que le florissant bilan d’Apple Inc en janvier 2012 a désormais bien peu de choses à voir avec celui d’Apple Computers tel qu’il était publié en janvier 1997.

Le challenge proposé au nouveau CEO n’est pourtant pas moins stimulant que celui trouvé par le fondateur à son retour, dans des conditions pourtant bien différentes : Apple est cette fois une référence pour tous. Etonnamment, c’est d’ailleurs sensiblement le même bouquet d’épineuses questions que Steve a résolues en son temps que Cook doit affronter, dans un paysage technologique non moins bouleversé… et bien souvent à jeu renversé :

Parmi les dossiers chauds :

– L’Apple de 1997 était engluée dans un interminable procès autour de QuickTime, pour défendre sa propriété intellectuelle contre Microsoft, or le n°1 des marchés sur lesquels Apple est positionnée n’est plus Redmond comme à l’époque, mais bien souvent Apple elle-même, laquelle attire parfois sur elle l’œil sourcilleux des régulateurs nationaux ;—–

– C’est l’externalisation de la fabrication, avec l’appui de plus en plus généralisé sur les standards du marché, voire l’open source, qui a permis dans une large mesure à Jobs, d’ailleurs grâce à Cook, de maintenir Apple dans la course générale à la baisse des prix, tout en préservant ses marges. Cupertino a d’ores et déjà entrepris de différencier son offre matérielle avec les puces SoC Ax conçues en interne et qui se verront bientôt «greffer» les mémoires conçues par Anobit, mais c’est bien sa position de concepteur «sans usine» jugée suffisamment fragilisée par sa dépendance et aux transferts de compétences consentis qui a conduit Samsung, son principal fournisseur, à se retourner contre elle ;

– L’univers informatique n’est plus en train de s’organiser autour de l’Internet d’Internet Explorer : il est non seulement en train de dépasser le stade de «l’internet des objets» (ordinateurs, consoles, téléphones, etc.) pour accoucher de «l’internet des applications» avec la multiplication des écrans (smartphones, tablettes, smart TV), dont la paternité revient sans équivoque à Apple (lire «SDK : la révolution iPhone en marche» et «iPhone Software, Take 3.0»), sur fond de guerre des kits de développement ;

– Il n’est jusqu’au secteur de la distribution qui ne soit – une nouvelle fois après le lancement de l’Apple Store en ligne en 1998, puis en 2001 avec le déploiement des premiers AppleStore de brique-et-mortier – en ébullition ces jours-ci, avec la mise en place de la V2.0 de la charte des APR. Apple s’efforce en effet coûte que coûte de pousser ses revendeurs à «vendre du service», quitte à restreindre leur accès à un matériel où leurs marges étaient déjà symboliques : la distribution de logiciels via l’App Store, court-circuitant les revendeurs, ne fait d’ailleurs rien pour arranger les choses…

De la nécessité de se réinventer en permanence…

Apple n’est plus le petit Poucet de l’informatique, mais bel et bien un géant du secteur : non seulement elle est à l’égal de ses compétiteurs mais sa la taille est désormais suffisante pour attirer sur elle la suspicion de pratiques anticoncurrentielles, fut-ce à la moindre pleurnicherie d’un concurrent un peu roué.

Chief Operating Officer (bras droit du patron) depuis janvier 2007, Tim Cook avait déjà eu l’occasion d’imprimer sa propre touche lors du second congé médical de Steve en 2008, par exemple en faisant suivre certaines Keynotes d’une séance de questions-réponses avec les analystes du secteur. Ballon d’essai ou tuyau crevé, la rumeur du moment qui évoque un possible dividende servi bientôt à des actionnaires jusqu’ici gâtés-pourris par la progression du titre, pourrait représenter une solution supplémentaire pour rémunérer et retenir les talents dont Apple a besoin, alors que le système des stock-options privilégié par Steve peine à continuer à remplir sa fonction, et tandis que le cours de l’action AAPL ne progressait plus que difficilement ces derniers mois…

D’une manière générale, Tim Cook et son équipe vont devoir se montrer aussi créatifs qu’avec Jobs en son temps pour relever les défis de l’époque, et sa position de constructeur «fabless» n’est pas la moindre. Non contente de se voir attaquée sur son versant fabrication par Samsung, Apple pourrait un jour prochain devoir gérer une crise supplémentaire sur son volet distribution, pour des raisons comparables : Cybermart a ainsi annoncé en septembre dernier son intention d’ouvrir pas moins de 500 boutiques Apple Premium Reseller dans les prochaines années : un chiffre vertigineux lorsqu’on le met en balance avec les quelque 208 magasins ouverts par Apple en son nom propre de part le monde, depuis dix ans. Or Cybermart n’est autre que la filiale distribution de Foxconn, assembleur quasi-exclusif de la firme de Cupertino comme de l’ensemble sur secteur IT occidental, au point que le taïwanais est devenu depuis 10 ans un véritable état dans l’état en République Populaire de Chine. [[[La filiale est dirigée par le propre frère de Terry Gou le patron de Foxconn et qui fabrique d’ailleurs les écouteurs de l’iPhone et de l’iPod.]]]. Quel sera l’état du rapport de force d’ici 10 ans ?

La Pomme, de l’iPod à l’iTV – dont on serait d’ailleurs bien naïf de croire que l’interface se résumera au seul Siri – a entrepris au fil des ans de présenter et d’organiser une véritable «noosphère», une «vie numérique» centrée sur l’individu et qui se déplace désormais avec lui. La réinvention d’Apple, désormais à l’échelle d’un géant mondial face à des «pure players» comme Google ou Microsoft , devra-t-elle passer par la «déconstruction» d’une bonne part de ce qui avait jusqu’ici fait ses atouts-maïtres ?