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Prospective

Brevets : miroir des stratégies d’entreprise

Les brevets sont-ils une perte de temps ? Les avocats des parasites de l’innovation ? Et Apple a t-il déchainé les enfers juridiques ? Au-delà des poncifs sur l’inutilité des batailles juridiques en cours, les brevets et leur utilisation restent un traçage de l’identité des entreprises. Analyse.

iShen

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Par-delà les seules stratégies commerciales, les grands acteurs que sont Apple, Google, Microsoft ou bien encore Samsung, se livrent une bataille sur un autre front, bien moins connu du grand public, mais qui tient un rôle crucial : la guerre des brevets.

Pourtant, se détachent de ces batailles judiciaires, en creux, les axes de développement des entreprises concernées. La façon de défendre ses droits dans les prétoires en dit souvent long sur la manière dont on veut demain avoir la main sur le marché.

Prenons le cas de Samsung : en 2010, leurs dirigeants ont été prévenu par Steve Jobs lui-même qu’Apple allait les attaquer en justice s’ils n’arrêtaient pas de copier, plus ou moins ouvertement, le design de leurs produits. Samsung aurait pu chercher un accord, surtout qu’à la même période, Apple leur aurait proposé une licence sur des brevets de bas niveaux. Pour une entreprise de cette taille , fournisseur principal d’Apple, les points d’entente pouvaient être à priori nombreux. Pourtant Samsung a préféré tenir tête, ses ventes de l’époque décollant à peine. Il ne fait guère de doute, et les avocats d’Apple le précisent dans un mémo rapporté par Florian Mueller, que le Coréen voulait alors obtenir un droit de «tout copier», avec comme monnaie d’échange des tarifs préférentiels sur leurs brevets FRAND.

A partir de cet épisode, les attaques croisées n’ont jamais cessées, mais la stratégie de Samsung semble toujours consister, malgré l’échec de plaintes basées sur des brevets FRAND, à parvenir à un «gain» juridique pour revenir à la table des négociations en position de force, afin d’obliger Apple à leur concéder un droit de licence global, pour ne pas dire total; la saturation du marché par des produits souvent similaires à des produits concurrents est une stratégie qui sous-tend l’ensemble des plaintes du colosse asiatique.

Microsoft a lui adopté une technique de licence globale, s’en tenant finalement à ce qu’il semble toujours le mieux faire : gérer des marchés de rente, que ce soit celui de Windows ou ses propres brevets. Ce choix est ancré dans l’historique de la société, permettant d’obtenir une paix des braves et du porte-monnaie. Mais incidemment, cette tactique permet aussi d’augmenter le coût réel d’Android, les accords de licences revenant entre 10 et 15 dollars par mobile.

La gratuité d’Android pose en effet un vrai problème à Microsoft, équivalent à une concurrence déloyale face à son modèle payant, Windows Phone étant proposé sous licence tarifée aux différents fabricants. Les attaques de Microsoft contre Motorola, l’un des seuls à avoir refusé de payer la dîme, restent aussi une arme au service de la même cause : obtenir un droit de passage, pour valoriser la vente de Windows sur mobiles.

Parlons-en de Motorola, ou plutôt de «Googlerola» après son rachat par le géant de l’internet; le fabricant américain a lui jeté son dévolu sur une juridiction allemande, afin de forcer la main d’Apple et de Microsoft par le biais de ses brevets FRAND, c’est à dire des brevets essentiels, incontournables, soumis à des conditions de licences «raisonnables» et dont les contours ont été définis par un collège d’acteurs en définissant les normes d’usages.

L’objectif de Motorola n’est pas ici de faire interdire réellement les ventes de concurrents, mais plutôt, une fois des injonctions d’interdictions obtenues, obliger ceux-ci à libérer leurs brevets non-FRAND par le biais d’accords de licences croisés (et obtenir ainsi l’abandon des plaintes). L’obtention de ces accords croisés reste un Graal pour Google, qui a dû rebâtir son Android très rapidement après le lancement de l’iPhone, sans avoir le temps nécessaire de se renseigner sur les brevets concurrents enfreints au passage. Pris en flagrant délit d’inconsistance sur les brevets, Google, par le biais de Motorola, recherche donc une façon de racheter sa faute originelle, en gagnant sur le tapis juridique les brevets des concurrents qui sont à l’oeuvre, déjà, au coeur d’Android.

Et Apple ? Qu’en est-il donc de celui qui fut accusé d’avoir déchainé les enfers ?
Il n’est qu’un acteur parmi d’autres ici, défendant lui aussi son modèle : la différenciation à tout prix. Les brevets d’Apple n’ont pas vocation à être proposés sous licence car le but d’Apple est de garder des éléments distincts de la concurrence, sa gamme tarifaire de produits justifiant que l’on ne se retrouve pas avec le même mobile que le voisin, ou fonctionnant de façon identique.

Toutes les attaques d’Apple, presque sans distinction, défendent ce principe de différenciation. Des brevets «contournables», et de plus en plus contournés, afin de faire de l’iPhone un produit unique et à nul autre pareil. L’acharnement d’Apple à se battre sur des détails d’interface ou de design est aussi de nature historique, Apple étant avant tout une société de designers avec des ingénieurs au sous-sol estimant que le gain se fait par l’accumulation de détails originaux.

Il faut donc se rendre à l’évidence, les brevets ne sont pas un «à-côté» du commerce en dur de produits plus ou moins innovants, ils sont la prolongation même de ces affaires commerciales, un miroir même pas déformant des objectifs de conquête de ces grandes firmes.

Les batailles d’avocats qui en découlent sont indissociables de l’identité des entreprises, de leur modèle économique, et pour tout dire, de leur survie. On peut détester cela, mais personne ne voudrait d’un monde uniformisé et dominé par quelques grands groupes proposant pour tous les mêmes produits. L’enjeu est bien là.

– Sur le sujet :

Le blog de Florian Mueller

Le site PatentlyApple

– Et les derniers articles de MacPlus concernant les guerres de brevets :

Samsung ne lâche rien

us. : des documents Android pour Apple

Brevets US : seconde chance pour Motorola

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