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Prospective

Apple, Google, HP…

Après l’annonce de Google et de HP, et bien entendu, la démission de Steve Jobs de la direction d’Apple, quelles perspectives ? 1e partie d’une chronique en 2 volets.

Boro

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Quelques jours à peine après l’annonce du rachat de Motorola par Google, le brutal revirement stratégique d’HP – le n°1 mondial du PC laissant du côté le volet «fabrication» de son activité (la branche PC / serveurs / imprimantes, mais également les appareils tactiles de marque Palm rachetée voici à peine un an), pour se recentrer sur volet dématérialisé orienté « services » – marque à point le paysage de la petite planète IT va se trouver bouleversé dans les années qui arrivent.

Une fois posé ce constat que l’on pourra lire un peu partout, il n’est pas interdit de tenter d’en déterminer les causes et les tendances, afin d’essayer autant que faire se peut d’en dégager les issues possibles. La première d’entre elles est d’ailleurs probablement le choix retenu pour la date d’annonce de la démission effective de Steve Jobs de la Direction Générale d’Apple, avalisant la situation qui prévaut de fait depuis janvier alors que la concurrence est en pleine réorganisation, et que médias et investisseurs ont du coup la tête ailleurs.

Or, pour surprenants qu’ils soient, ces bouleversements auxquels nous assistons et qui s’accélèrent ne sont que les conséquences d’événements et de tendances de fond, à l’œuvre depuis une quinzaine d’années sinon à bas bruit, du moins sans que l’on s’en soit forcément rendu compte, à la manière dont l’infiltration discrète d’eau de fonte dans les calottes glaciaires peut aboutir à la libération, d’un coup, de centaines de kilomètres carrés de banquise dans la mer libre.

On peut schématiquement distinguer trois faits majeurs parmi ces causes principales, bien que celles-ci aient été dans la réalité largement inter-dépendantes, voire polarisantes à la manière d’une boucle de renforcement.—–

Deux spirales, l’une descendante, l’autre ascendante

1 – L’ouverture du réseau Internet au grand-public à partir de 1995, d’abord « résidentiel », a coïncidé avec l’émergence du « PC multimédia », rendu possible par la généralisation de Windows 95 et suivants, et l’augmentation de la puissance délivrée par les processeurs Pentium et PowerPC G3. On assiste à un basculement dans l’échelle des valeurs qui prévalait jusqu’ici : les configurations «multimédia» de plus en plus vendues aux particuliers sont désormais plus performantes et plus chères que les configurations «professionnelles» vendues aux entreprises.

Avec plusieurs conséquences : la « valeur ajoutée » pour les clients professionnels qui portait jusque là le marché et les marges des fabricants n’est plus l’innovation (souvenez-vous : « Compaq, à suivre ») mais le prix. La différentiation pour les constructeurs se fera donc sur le critère du prix, et la valeur ajoutée se gagnera non plus par la créativité de la recherche et développement, mais par la maîtrise des coûts et l’efficacité de la chaîne logistique et à ce jeu, c’est bien évidemment Dell qui est donné gagnant à la fin de la décennie, dans un contexte de « rationalisation des coûts » sur fond d’éclatement de la bulle internet. Les entreprises – celles qui n’ont pas fermé – sont mises au régime « sec ». L’industrie IT toute entière commence à «perdre de la valeur», en substituant volumes et quantitatif aux critères qualitatifs et en commençant à baisser sur ses marges.

Et Apple ? Sous l’influence de Gil Amelio le « Cost Killer », la firme co-fondée par Steve Jobs avait commencé à rationaliser ses coûts, passant de 150 projets de recherche et développement à tout juste 50 ; son retour effectif aux commandes, Steve Jobs va achever à partir de 1997 cette démarche de rationalisation en ramenant les projets de R&D de 50 à à peine 10, et en réorganisant l’ensemble de la gamme d’Apple autour du PowerPC G3. Mais à l’inverse, il rétablit la trésorerie de la société grâce aux machines professionnelles basées sur le G3, vendues à un tarif confortable. Très vite, il va optimiser encore cette chaîne logistique en proposant un modèle unique d’ordinateur personnel, toujours autour du G3, cette fois proposé à un tarif attractif.

Mais surtout, il va continuer à porter une attention constante au rétablissement de ce qui fait toute la différence d’Apple avec ses concurrents et l’essentiel de sa valeur ajoutée : la qualité de son logiciel et de l’expérience utilisateur. Pour ce qui est d’ailleurs de la lente maturation de Steve Jobs au cours de sa traversée du désert, du visionnaire technologique de ses débuts en un capitaine de l’industrie qui fait l’admiration de ses pairs faisant régulièrement la Une de la presse économique, il est très probable que le rôle joué par son épouse a été jusqu’ici forte injustement méconnu. Laurene Powell Jobs, dont la rencontre avec Steve correspond précisément à cette traversée du désert, est titulaire d’une maîtrise de sciences économiques et d’un M.B.A. obtenu à la prestigieuse Stanford Graduate School of Business après un passage chez Merryl Lynch et trois ans passés au sein de la banque d’affaires Goldman Sachs. Il serait fort étonnant que la biographie de son illustre mari qui doit sortir en novembre ne lui rende pas justice…—–

2 – Au tournant des années 2000, l’expérience d’Internet se fait de plus en plus « nomade » au fur et à mesure que l’adoption du WiFi en déplacement se généralise, mouvement qui ne s’arrêtera plus au fur et à mesure que l’ordinateur portable diffuse du monde des professionnels vers le quotidien des particuliers, jusqu’à devenir une mode. L’accès à Internet rendu possible par le le déploiement des réseaux de 2e et 3e génération va encore accentuer cette tendance, en s’appuyant sur de nouveaux types de terminaux mobiles, les smartphones et les fameux netbooks.

À mesure que le segment jusque-là juteux des ordinateurs portables est lui aussi touché par la spirale déflationniste, l’industrie essaie de trouver de nouveaux relais de croissance en 2000-2001 auprès des entreprises, avec l’aide de Microsoft : c’est l’expérience malheureuse du Tablet PC, qui tournera court du fait du prix élevé des machines, la faiblesse du hardware embarqué et sans doute avant tout d’une piètre ergonomie. C’est le premier véritable échec de Microsoft, Bill Gates n’ayant pas craint de pronostiquer la prééminence de son nouveau concept sur l’ensemble du marché, dès l’horizon 2005-2006. Dernier avatar du PC portable tel qu’on le connaît, le Netbook sera à partir de 2008 la dernière tentative de l’industrie du PC pour tenter de prendre le relais de l’ordinateur portable, en prenant appui sur les réseaux 3G de nouvelle génération et l’appétit de mobilité des cadres et du grand public, ouvert par l’explosion des smartphones… Tout en continuant à soutenir artificiellement sa croissance en vendant un prix dérisoire un matériel aux marges de plus en plus serrées.

Tout au contraire, Apple qui a anticipé très tôt cette vogue de la mobilité en lançant l’iBook en 1999, un portable qui s’appuie sur la toute nouvelle norme Wifi et destiné au grand public. Or, si tout au long de la décennie qui va suivre, Apple va constamment baisser le prix de ses produits et faire bénéficier ses clients d’une partie de ses gains de productivité, elle va cependant refuser avec obstination de mordre sur ses marges, continuant à investir dans la recherche et le développement. Surtout, elle va continuer à explorer d’autres voies dans l’utilisation des contenus numériques, d’abord avec l’iPod, ensuite avec l’iPhone et au final avec l’iPad. Et surtout, l’iPod va être l’occasion pour la société d’expérimenter la manière de maîtriser un marché donné, tout en refusant le moindre compromis sur la qualité de l’expérience utilisateur. Malgré les injonctions des analystes, la pomme va ainsi refuser d’entrer sur le marché des netbooks sur lesquels repose pourtant la croissance du marché en volume, prétextant «qu’elle ne sait pas faire des produits dont elle ne serait pas fière, et dont l’expérience-utilisateur ne serait pas satisfaisante».

3 – Le grand mot est lâché : «expérience-utilisateur» Prisonnier de Windows et faute de pouvoir se différencier les uns des autres à mesure que leurs marges se réduisaient, les constructeurs n’ont bientôt plus eu que la variable « prix » comme facteur de différenciation, les assembleurs industriels prenant à ce jeu rapidement le pas sur des marques établies. Dans le même temps, c’est l’aura de Microsoft et de Windows qui s’est considérablement démonétisée, d’une part après la vague de virus qui a déferlé de façon continue à l’été 2003, d’autre part après l’échec de Vista : échaudées, les entreprises ont dans une très large mesure décalé le renouvellement de leurs machines, freinant ainsi l’adoption de Vista et même de Windows 7.

Quant à la qualité de l’expérience utilisateur des utilisateurs de netbooks, celle-ci est à la mesure inverse du succès rencontré par Apple avec ses machines portables conventionnelles, voire au carré de la vitesse avec laquelle le soufflé « net portable » est retombé dès que l’iPad a pointé le bout de son nez… : langue

Et du côté d’Apple ? Sans surprise, force est de constater que la stratégie de différentiation menée par Jobs depuis son retour, précisément sur l’expérience utilisateur, a porté ses fruits au delà de toute espérance… il est vrai à la faveur de plusieurs changements dans le paradigme de l’interface utilisateur.

Sur le versant logiciel tout d’abord : OS 9 d’abord, puis OS X a mis au centre de ces évolutions successives l’amélioration de l’expérience utilisateur, en enrichissant de fonctionnalités et de petites astuces le projet « Rhapsody », lui-même issu de la version « Yellow Box » de l’OS construit par Jobs au cours de la 2e partie de l’aventure NeXT (lire «La stratégie Boot Camp»). Apple avait failli disparaître faute d’avoir su continuer à innover et à se différencier sur ce chapitre, à la base de sa réussite, et Jobs va non seulement réussir à renverser la tendance, mais en outre se débrouiller pour banaliser la concurrence.

Mais c’est grâce à ses « iDevices », et tout particulièrement l’iPod le premier d’entre eux, qu’Apple a réussi à faire l’apprentissage d’un marché donné et de sa maîtrise, d’abord par l’interface – la fameuse « molette cliquable » – élargie à l’expérience utilisateur pour former le triptyque gagnant appareil / logiciel / boutique qu’elle va décliner ensuite avec l’iPhone et l’iPod touch et pour finir l’iPad en attendant la Smart TV, ensuite grâce à la maîtrise de la chaîne logistique et de certains composants-clés, utilisés comme une arme de différenciation vis-à-vis de la concurrence. Et lorsqu’à force et à la fin des fins, la concurrence commence enfin à comprendre comment fonctionne le « carré magique » d’Apple, il est déjà trop tard : la firme de Cupertino peut jouer à sa guise et à son rythme sur l’une ou l’autre des variables de son équation et, de toute manière, la maîtrise des composants-clés de sa différenciation a achevé de tout verrouiller.—–

Mise en place d’un cercle vertueux

Dernier coup de génie en date, la création en partenariat de l’iFund avec le fond d’investissement KPCB annoncé en mars 2008 en même temps que la présentation du premier kit de développement logiciel pour iOS : un fond d’investissement destiné à aider les aspirants développeurs à se lancer, et à créer leur propre structure. Abondé à hauteur de 100 millions de dollars lors de sa création, son capital sera porté à 200 millions le 31 mars 2010, pour tenir compte de l’arrivée d’une nouvelle candidature à la suite de la présentation de l’iPad. Ultime raffinement : dès l’origine, une attention particulière a été portée à la qualité de l’expérience utilisateur rencontrée par les développeurs eux-mêmes lors de la création du kit de développement logiciel de l’iPhone (SDK), reconnu par les développeurs eux-mêmes comme l’environnement de développement le plus agréable secteur. Est-il besoin de le préciser ? Ce kit de développement logiciel est uniquement disponible pour la plateforme Mac, ce qui oblige les développeurs impétrants à découvrir l’univers du Mac, en espérant bien les séduire au passage et les convertir au développement pour Mac OS X.

Chaque nouvel appareil permet ainsi à de nouveaux entrants, qu’ils soient utilisateurs développeurs, à expérimenter l’univers de la marque et, du moins l’espère t-elle, à en devenir un adepte, fragilisant ainsi petit à petit le véritable inlandsis qu’avait constitué Windows autour de lui, au fil des années.

Une fois constitué, Apple a pu faire travailler pour lui son écosystème en diversifiant ainsi ses sources de revenus : jusqu’ici constitué par la vente de matériel et de logiciels, ses revenus ont peu à peu été gonflés par la vente de musique et la location de films ou de séries TV, puis d’applications sur l’AppStore mobile et désormais sur l’AppStore de Mac OS X. Avec l’iPad, sont venus s’ajouter les commissions réalisées sur les ventes de l’iBookstore, mais également sur la presse et les publications. Enfin, les équipementiers sont également mis à contribution puisque le label « Made for iPod », « Works with iPhone, iPad, etc. » sont également l’objet d’une perception de royalties auprès des constructeurs. Mais, même dans ce cas, toute l’astuce Apple consiste à ce que l’utilisateur final lui aussi bénéficie d’une part des économies induites par la dématérialisation des contenus.

Suite et fin de la chronique Apple, Google, HP… (2)