Adobe : maître de son calendrier
L’accélération de la transition vers la plate-forme Intel a donné lieu à quelques échanges melliflus entre Adobe et Apple. Explication de texte avec Robert Raiola, Directeur Marketing Adobe pour les marchés créatifs et l’éducation EMEA
L’annonce du soutien actif d’Adobe à la transition d’Apple vers Intel a été faite par le P-DG d’Adobe en personne, sur le plateau du Moscone Center lors de la Keynote de la Worldwide Developer Conference. L’occasion pour Bruce Chizen de rappeler le long compagnonnage d’Adobe avec Apple, et notamment lors des précédents changements qu’a pu opérer le constructeur à la Pomme, d’abord avec le passage de l’architecture 68000 à celle du PowerPC, et surtout l’adoption de Mac OS X.
Adobe Systems Inc est en effet pratiquement né en même temps que le Macintosh, et en tout cas c’est le langage de description de page Postcript qui est à l’origine du décollage de la société, en même temps que de l’assise du Mac dans le monde de l’impression, laquelle dure encore aujourd’hui. L’un des premiers coups de maître de Steve Jobs, peu avant son éviction des instances exécutives de la société qu’il avait co-fondée, avait été d’adosser au Macintosh – dès l’origine et contre l’avis général – une imprimante d’un type nouveau et qui valait 10 fois son prix, capable d’imprimer de façon absolument lisse les graphiques ou les textes affichés à l’écran.
Le pivot de la pré-presse…
La montée en puissance d’Adobe dans les divers secteurs du domaine de la pré-presse a ainsi accompagné celle du Mac, au fur et à mesure que l’éditeur de San Jose s’imposait tournant après tournant comme le poids-lourd incontesté de la dématérialisation des contenus autour de l’impression, puis de l’image numérique : bien souvent initiés sur Macintosh, les différentes tentatives pour explorer un secteur particulier vont fréquemment se transformer en standard du marché, soit en proposant par la suite une version pour Windows, soit en jouant directement la carte multi-plateforme. Ce sera le cas d’Illustrator ou de Photoshop d’une part, et bien entendu du format de document portable Acrobat d’autre part, dont la capacité à abstraire le document de son environnement d’origine constitue justement la raison d’être.
Quant aux acquisitions comme celles d’Aldus, ou de GoLive, elles ont achevé de faire d’Adobe le pivot incontesté de l’impression, que celle-ci se fasse sous forme électronique (web) ou sur papier… Même si InDesign – qui peut notamment s’appuyer sur le levier de la Creative Suite – n’a pas réussi à contester pour l’heure le leadership de Quark XPress dans le domaine de la composition et de la mise en page, le rachat de son principal challenger Macromedia en décembre 2005 avec l’acquisition de la technologie Flash place plus que jamais l’éditeur comme le fer de lance de la 2e grande vague de la dématérialisation de l’impression, vue cette fois du côté de l’utilisateur.
La maîtrise conjointe du format du format .swf (Flash) et du .pdf (Acrobat) met en effet Adobe en position de pivot dans la compétition vis-à-vis de la mise à disposition de moyens de production pour des contenus de plus en plus “riches”, de plus en plus massivement multimedia et de plus en plus “trans plate-forme” au fur et à mesure que la convergence entre les supports devient une réalité, avec la montée en puissance des réseaux sans-fil de nouvelle génération.
C’est ce que souligne Robert Raiola, Directeur Marketing Adobe pour les marchés créatifs et l’éducation EMEA, lorsqu’il pointe qu’il se vendra cette année davantage de terminaux téléphoniques que d’ordinateurs… et que Flash est le player le plus répandu, toutes plate-formes confondues, y compris sur les téléphones cellulaires où sa légèreté et ses possibilités de personnalisation vont permettre de mettre en place des menus de navigation et des interfaces utilisateurs au plus près du public auquel les appareils ont été destinés…
la référence en matière d’imagerie numérique professionnelle
Rien d’étonnant dès lors à ce qu’à San Jose, au siège de la société, et à Villacoublay, où se trouvent les bureaux d’Adobe pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, le lancement des premiers Macintosh basés sur les processeurs Intel en janvier dernier, avec 6 mois d’avance sur la date annoncée, ait donné lieu à une mise au point plutôt sèche sur le thème de l’autonomie de décision de chacun, Adobe faisant valoir qu’au premier rang de ses priorités figurait la fiabilité des produits livrés à ses clients professionnels.
Car ne nous y trompons pas, si avec 1,96 milliard de dollars l’année dernière le chiffre d’affaires d’Adobe représente le septième du chiffre d’affaires d’Apple pour la même période (13,93 milliards de $), ou un peu moins de la moitié de son bénéfice annuel, le rôle que joue l’éditeur dans l’évolution de l’industrie dans son ensemble va très largement au-delà de son bilan comptable… de la même manière que le poids et l’influence d’Apple sont très largement eux-aussi au delà de ses parts du marché de l’informatique…
Même si des indiscrétions ont filtré en ce qui concerne des efforts redoublés de la part des deux sociétés pour hâter la sortie de la version optimisée pour Intel de la Creative Suite pour Macintosh, c’est avant tout dans une perspective de clientèle professionnelle et de flux de production optimisés que Robert Raiola situe la prise de distance relative de la société vis à vis des premières machines présentées : “la plupart de nos clients professionnels n’utilisent pas les modèles qui ont pour l’instant fait l’objet de la transition : les machines professionnelles ne sont pas encore sorties“.
Au reste, Rosetta n’est pas non plus la pierre philosophale qu’Apple a parfois pu présenter : “faire marcher un programme comme ça pendant une Keynote c’est une chose, l’utiliser dans des conditions de productions exigeantes comme le font tous les jours nos clients en est une autre…“. Autant dire que les talents de camelot de Steve sont modérément goûtés chez Adobe, du moins en ce qui concerne ses prestations avec Photoshop…
Dans ces conditions, Adobe a préféré garder la maîtrise de son calendrier de sortie, en intégrant les caractéristiques de chaque plate-forme dans le cahier des charges de chaque release comme à l’ordinaire, d’autant que du fait des standards professionnels que revendique l’éditeur, il était hors de question de distraire des ressources considérables du développement de la nouvelle Creative Suite en préparation pour vérifier la fiabilité et la compatibilité de la version Intel de la précédente, dans la chaîne de production. A la décharge d’Adobe, il faut dire que les difficultés rencontrées par Quark avec la couleur en 1997, au lancement de la version 4 de XPress, ont vacciné professionnels et éditeurs vis-à-vis de toute approximation sur des machines intégrées dans un flux de production…
La chanson des vieux amants…
Avec 7 clients sur 10 de sa Creative Suite qui font tourner leurs programmes sur des machines Apple – un peu moins de 6 sur 10 pour Photoshop acheté séparément – mais à l’inverse plus de 3 clients sur 4 de Studio sur Windows, Apple et Adobe se retrouvent sans doute après 20 ans d’histoire commune dans la position des “vieux amants” de Brel : ni tout à fait bien les yeux dans les yeux l’une de l’autre, ni de toute façon capables de faire leur chemin l’une sans l’autre… d’autant qu’avec les ambitions affichées par Adobe dans le domaine des terminaux mobiles, Microsoft se retrouve désormais désigné comme leur adversaire commun… ce qui ne les empêche d’ailleurs pas de se retrouver à l’occasion en compétition l’une avec l’autre, comme ce fut le cas pour Premiere et Final Cut, et à présent entre Aperture et LightRoom à propos duquel chez Adobe on ne se lasse pas de souligner combien il est peu gourmand en ressource processeur, et à l’aise quelque soit le format RAW utilisé…
Reste qu’on sait bien chez les deux sociétés qu’on a besoin l’une de l’autre au-delà de la proximité historique, ne serait-ce que pour continuer à vendre qui des machines haut-de-gamme, qui d’onéreuses suites créatives professionnelles. Tout concourt à ce que l’on passe outre les mots qui fâchent pour commencer de travailler sur les échéances qui semblent désormais posées : le consensus général semble désormais tenir pour acquis la présentation des Mac Professionnels basés sur des processeurs Intel Woodcrest, lors de la Worldwide Developer Conference qui se tiendra cette année à la mi-août :
chez Apple on garde le souvenir de ce que le retard pris par Quark dans le support de Mac OS X a pu représenter de machines différées et de reports dans les achats de licence ;
chez Adobe on est bien placé pour savoir ce que ce retard a pu coûter à Quark pour différer longtemps l’adoption de la nouvelle plate-forme… d’autant que Quark a annoncé qu’elle serait cette fois prête en temps et en heure avec XPress 7.