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Prospective

Le syndrome de Tucker

Quel rapport y a-t-il entre une voiture des années 40 et un Mac ? Une
élégante carosserie ? comradE Ogilvy nous fait découvrir les étonnants
parallèles entre Jobs et Tucker , leurs vies, leurs oeuvres… l’iMac et l’automobile…

MacPlus

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“Preston Tucker était un gosse fou de voitures qui passait son temps près des autoroutes, et devint en grandissant le créateur d’une automobile – la Tucker – qui avait des années d’avance sur son temps. C’était un homme à l’esprit pionnier, ingénieux et audacieux, qui a révolutionné Detroit dans les années 40 avec son étonnante “Voiture de Demain”. Aérodynamique, futuriste et rapide – la véhicule que tout américain rêvait de posséder, à un prix accessible à chacun. Homme à l’enthousiasme inépuisable, Tucker fit connaître sa voiture à tout le pays, acclamé par les foules. Il vendit des actions, construisit une usine… et alors l’industrie de l’automobile entra dans une campagne anti-Tucker dévastatrice.”

“Il fut harcelé par de puissants ennemis, retardé par des problèmes de production et poursuivi avec acharnement par la SEC [[Security and Exchange Commission, équivalant de notre COB (Commission des Opérations de Bourse).]]. Et il parut que son rêve… puisse ne jamais prendre son essor. Mais, malgré les vertiges du monde de la haute finance, des régulations étouffantes et des jeux de pouvoir politiques, Tucker ne renonça pas a sa vision américaine sans équivalent. Finalement, cinquante Tucker sortirent de ses chaînes, recherchées par les collectionneurs et copiées par les concurrents — des designs osés et et dynamiques qui survivent dans les voitures que l’Amérique conduit aujourd’hui.”.

Working Class Hero

“Y’en a pas un sur cent / Et pourtant ils existent
La plupart fils de rien / ou bien fils de si peu
Qu’on ne les voit jamais / Que lorsqu’on a peur d’eux…”

Léo FERRÉ – Les Anarchistes

N’eût été le film en forme d’hommage de Francis Ford Coppola, il est à parier que vous n’auriez jamais entendu parler de ce personnage attachant, sauf à être un passionné de voitures. Cependant l’histoire de Preston Tucker n’en fait pas seulement le concepteur d’un produit qui parvint, par la force de son idée, à renouveler par le fond notre paysage et usages du quotidien. En prenant avec sa passion l’ascenseur du Rêve Américain jusqu’à se heurter à ceux qui en font les règles, il est devenu un véritable héros à la fois industriel et populaire qui mérite largement notre admiration. Et notre mémoire, car l’histoire est édifiante sur la façon dont un lobby industriel et sa clientèle du pouvoir politique se sont associés pour détruire une œuvre qui ne les menaçait que tout à fait marginalement. À moins que…

Qu’avait donc cette Tucker, par rapport aux gammes existantes, largement diffusées, et dont la production s’appuyait sur une infrastructure difficile à concurrencer ? Pourquoi ce pauvre gars, sans moyens sinon sa volonté et sa conviction, fit-il l’objet d’une telle cabale à laquelle nul n’aurait pu résister ? Pour une jolie voiture, à ce point que personne n’aurait plus voulu de celles des géants du marché ? Bien sûr que non, et si Tucker était parvenu à en gagner, disons, quatre pour cent, il aurait vraisemblablement considéré que le pari était honorablement gagné, sans véritablement déranger les intérêts des pachydermes qu’il côtoyait.

Alors, maudit, Preston Tucker ? Mais en ce cas cette malédiction n’a de divin que le droit que s’arrogent certains pour décider, au nom de la place qu’ils y prennent, de substituer aux valeurs fondamentales d’une société des lois dont l’objet n’est que de protéger propres leurs intérêts financiers. Or le David qui leur faisait face, qu’avait-il dans sa fronde amusante d’autre qu’une idée ? Quelle idée pour faire trembler la graisse de ces empereurs du Dollar et de l’acier bien protégés dans leurs villes bunkerisées ? La qualité, l’harmonie de l’esthétique, le bon sens, le souci du bien-être d’autrui, l’amour des choses bien faites… L’amour tout court, non, c’est pas ça ? Tucker voulait faire des voitures avec Amour. Vous connaissez une autre idée, vous, risquant à ce point de radicalement changer le monde, renvoyant en passant bien des grossiers personnages à une place naturelle et moins nuisible pour leur contemporains ? Vu sous cet angle, et l’accueil populaire suscité tendant à le valider, on peut comprendre que le moustique Tucker ait été considéré comme porteur d’un virus dangereusement contagieux…

You’ve got to hide your love away

Il serait véritablement surprenant que Steve Jobs n’ait pas, dans un coin de sa tête mais en permanence présente, un écran qui lui passe cette histoire en boucle. Né un an avant la mort de Tucker, à l’âge de 53 ans, elle est contemporaine de la génération de ses parents, et probablement présente dans son enfance. Quel merveilleux modèle de héros, propre à déclencher la vocation d’un autre enfant imaginatif et généreux, puis d’un adolescent entrevoyant la perspective qu’un produit de consommation courante puisse “changer le monde”… Steve n’avait plus qu’un flambeau à reprendre, avec la conviction que les accessoires de notre quotidien peuvent sensiblement améliorer celui-ci [[Nous pourrions aussi parler de Raymond Loewy, inventeur du design dans les produits de consommation courante.]]. La rencontre avec des technologies émergentes et avec le génial bricoleur Wozniak firent le reste, et toute l’histoire d’Apple n’est qu’un brillant développement de ce postulat socio-culturel.

Si l’on n’a pas vu Tucker sur les affiches de la campagne Think Different en hommage aux grands (et forts) esprits de l’Humanité, est-ce que parce que son projet a finalement échoué devant les oppositions, ou parce que Steve Jobs tient à se tenir éloigné d’un tel exemple, par superstition ou bien par analyse ? Sa première période au sein d’Apple s’est elle même conclue par une éviction au nom de la logique prônée par ces mêmes grands groupes industriels [[Rappelons que John Sculley, engagé par Steve Jobs et le mettant à la porte de la société qu’il avait fondée quelques mois après, était le No 2 de Pepsi-Cola, d’où il avait été recruté sur un célèbre “Vous comptez vraiment vendre de l’eau sucrée pendant le restant de votre vie ?”, qui en dit long sur l’attitude provocatrice de Steve face à l’establishment industriello-financier.]]. La période qui s’ensuivit, de même que l’expérience NeXT qui ne déboucha pas sur des résultats à sa mesure, n’ont pas manqué de former à la dure un Steve Jobs ayant, lui, compris que la bonne volonté naïve ne peut suffire à faire triompher les idées, fussent-elles les plus justes. Mais le succès de Pixar l’ayant encouragé, c’est un capitaine d’industrie cette fois parvenu à sa pleine maturité qui a repris à présent les rênes d’Apple, entreprise que nul autre que lui ne pouvait diriger, et le terme est on ne peut plus adapté.

Car le présent n’est pour Steve Jobs que l’occasion de tracer les lignes d’un futur mieux designé. Ses contingences, comme à tout créateur, ne sont que limites au fantastique pouvoir de la pensée. Mais c’est pourtant dans le présent qu’il faut s’affirmer, défendre la possibilité d’évoluer, ménager des marges pour que puisse s’y glisser la qualité. Le Poisson aura compris que, pour faire le bien dans un monde aussi fourvoyé, il fallait tout d’abord imposer le respect, et savoir le faire respecter. Mais il n’a pas fait qu’apprendre les règles, il les a comprises, et c’est fort de cette conscience qu’il se permet de les transgresser dans une démarche sans cesse originale, prêt à assumer les risques qu’il prend sur les plans où il choisit de ne pas transiger. Pour le reste, il compose, et surtout accepte l’existence de ces règles, qu’elles soient celles du marché ou bien les lois du ciel, qui rappellent au bouddhiste que ce n’est pas lui qui décide de la façon dont l’univers devrait tourner, ni si ses entreprises doivent réussir.

Drive my car

La qualité humaine n’est cependant pas grand chose, et c’est là que l’histoire de Tucker revient dans ce propos, face à la puissance d’institutions conservatrices et hégémoniques. Jusqu’à présent, les dieuX en soient loués, Apple a su éviter d’attirer sur elle les foudres de la haine. Mais face à IBM dans ses premières heures, à Wintel maintenant et peut-être demain au Club des Cinq (Majors de l’entertainment), pour avoir distribué gratuitement un logiciel qui encourage à faire du MP3… L’insolence de Steve Jobs et de sa politique a déjà bien failli lui coûter sa carrière, voire la ruine dans ses entreprises ultérieures. Mais il y a une justice, et contrairement à Tucker, ses produits ont pu voir le jour en suffisamment d’exemplaires pour viabiliser leur production. Peut-être que si Tucker avait été contemporain des débuts de l’histoire de l’automobile, avec toutes ses chances, la sienne aurait changé…

Suffisamment d’exemplaires, mais ce n’est pas tout… Qui se souvient encore des Pet Commodore ou des TRS 80 ? Avec chaque Apple ][, avec chaque Macintosh, et probablement en aurait-il été ainsi avec chaque Tucker, il y a au moins un utilisateur, pas toujours satisfait [[Mais pas toujours non plus pour de bonnes raisons, hein…]], mais toujours, au fond de lui, reconnaissant de l’existence de ces machines, des services qu’elles rendent, et de la façon dont elles le font. Ces machines avec lesquelles il arrive souvent que l’on passe plus de temps chaque jour qu’avec son conjoint ou ses enfants. Et des machines avec lesquelles, fut-ce de façon frustre [[Pas tant que ça, merci les Steve !]], on interagit, on communique, en un mot, on développe une relation. Il est naturel alors que l’on apprécie tout ce qui a tendance à améliorer ou à enrichir celle-ci, tout au moins à la simplifier et la fiabiliser.

La Macintosh n’est pas, bien sûr, à l’abri des aléas de la technique, et la programmation n’est pas une science exacte. Mais sur la longueur, et en comparant avec de mauvaises expériences de l’autre monde, l’on peut affirmer de son Mac qu’il mérite sa confiance. Or, de la confiance à l’amour, ce n’est qu’un pas à franchir, et ceci explique que les utilisateurs de Mac soient également bien souvent des défenseurs passionnés de leur plate-forme, dont les qualités, une fois ces facteurs pris en compte, sont de toute évidence supérieures. Et c’est bien là la différence majeure : en tant que machines, PC et Mac se valent, mais en tant que Mac… Cela a d’ores et déjà valu à Apple, outre des ventes probablement aussi nombreuses que celles dues à ses commerciaux, un soutien affirmé et parfois salutaire. Si n’avait été cela, qui aurait parié une chance sur Apple, déjà prématurément enterrée à plusieurs reprises…

Et c’est bien cela : où il y a révolution, il y a peuple pour en profiter, et le peuple, pour peu qu’il s’en souvienne, a toujours raison, ou du moins le dernier mot. Mais les peuples sont volages, et il semblerait que Steve Jobs compte plus sur la qualité de ses produits que sur le mouvement de masse qu’il pourrait susciter en cas de nécessité. Il n’a pas tort, d’ailleurs, à voir comment la cause fond parfois devant quelques misères personnelles, et comment sont mal comprises certaines décisions pourtant destinées à assurer la survie de la marque. On sent bien là la psychologie de quelqu’un qui n’a appris à compter que sur lui-même, et qui se méfie à juste titre tant de ne pas provoquer trop les barons du marché que de la réaction de ses propres troupes en cas d’offensive de l’industrie (ou d’OPA sur Apple). Tant qu’il en sera ainsi, il pourra utiliser sa maigre marge de manœuvre pour tenter de créer une avance techno-culturelle telle qu’Apple aura du mal à être concurrencée directement sur les terrains de la qualité et de l’innovation dont elle a fait sa spécificité.

With a little help from my friends

Le syndrome de Tucker, c’est donc cette épée de Damoclès qui tient Apple à la gorge entre une réussite minimum pour pérenniser l’entreprise et poursuivre ses efforts de développement, et l’obligation de ne pas trop réussir… Cette part de marché de 4 % est paradoxalement ce qui assure à Apple une relative tranquillité et de pouvoir poursuivre ses objectifs sans être outre mesure inquiétée par une guerre qu’elle aurait du mal à assumer, seule face à la concurrence, et ne pouvant compter sur des utilisateurs simples consommateurs. C’est pourquoi, si nous ne voulons pas que nos Macs finissent un jour ou l’autre comme les meilleurs ordinateurs jamais fabriqués (après le NeXT !) mais impossibles à acheter, il faudrait que vous vous rappeliez que, par les temps qui courent, il faut être prêt à s’engager et se battre pour conserver les difficilement acquises améliorations de nos conditions de vie. Et c’est valable non seulement pour Apple, mais aussi pour les libertés individuelles, particulièrement menacées pour un certain nombre de raisons, sur le plan politique, mais aussi, fait inquiétant, par les groupes industriels privés [[Voir les news sur le Club des Cinq, et Palladium, le nouveau cauchemar de Microsoft.]].

Si Apple, au delà de la sempiternelle campagne de dénigrement dont elle fait l’objet dans le grand public, considéré pas ceux qui s’adressent à lui comme des moutons sans conscience (rien ne semble le porter à démontrer le contraire), propres à avaler n’importe quelle couleuvre du moment que celui qui la sert à l’air puissant, se retrouvait sous le feu d’une attaque en règle, elle se sentirait bien seule à devoir s’en défendre, et n’y résisterait probablement pas. À moins, mais peut-on l’espérer, d’une mobilisation extraordinaire de la part de ses afficionados, dont certains ont cependant bien la notion des enjeux de tout cela, mais qui ne suffiraient pas à eux seuls à faire suffisamment le poids. Apple se bat pour nous tous [[Et en particulier pour nos enfants, qui n’ont pas les capacités d’autodéfense et censément de jugement des adultes…]], il il faut bien lui reconnaître que la tâche est difficile, sans compter les risques qu’elle prend sur le plan industriel. Et nous, pour quoi nous battons-nous ?

Ne comptez pas sur moi pour vous engager à modérer vos propos critiques sur Apple et ses choix dont vous êtes ou croyez être parfois les victimes. De toute façon, Steve Jobs n’enfilera pas le suaire d’un leader charismatique sacrifié pour la rédemption des masses informatisées à la va comme je te méprise. Il nous respecte, et nous prend pour des adultes, malgré nos comportements parfois infantiles ou trop égocentriquement partisans à certains points de vue. L’erreur serait cependant d’attendre tout de lui, en ce qui concerne l’existence et l’impact d’une marque qui a fort heureusement et de façon justifiée une notoriété bien plus large que sa part de marché. C’est bien parce que le Macintosh porte en lui l’idée qu’il représente et que celle-ci est plus forte que toutes les mauvaises fois, et interpelle toutes les bonnes.

Et si tout cela devait disparaître, nous n’en sommes jamais très loin, il ne faudra alors nous en prendre qu’à nous, et ne pas s’en plaindre, si nous n’avons pas su suffisamment défendre cette merveilleuse idée qui est plus que jamais présente dans les produits qu’Apple propose. Continuons à vilipender la Pomme plutôt que de la soutenir dans une phase de transition plus délicate encore que celle des 68xx au PowerPC, effectuée si brillamment que l’on n’y a vu que du feu, alors que l’autre monde traîne encore avec des processeurs et des systèmes qui ont au moins une technologie de retard. Continuons à être divisés devant les efforts que déploie Cupertino pour survivre et malgré cela continuer à améliorer ses prestations. Continuons à dire que les Macs sont chers, alors qu’ils représentent quelque chose qui n’a pas de prix, qu’ils vont moins vite alors que la vitesse n’est à côté de tout cela qu’une question bien accessoire, et préparons nous à passer nos vieux jours sur des PC obligatoires, menottés à Microsoft par ses pratiques même pas anticoncurrentielles, puisqu’il n’y aura plus de concurrence dans le meilleur des mondes que nous aurons laissé étouffer toute la vie qu’il y a dans les Macs et autour.

Et qu’on ne vienne pas nous accuser de prosélytisme partisan et aveugle. Pendant la polémique, le doute continue, et le commerce fait triompher des produits dont la plus haute idée qu’ils portent est de n’en proposer aucune. Le Macintosh, en dehors de tout ce qu’il est, est une grande idée. C’est celle-ci que nous défendons, comme toutes celles propres à laisser l’Humanité dans un meilleur état que nous ne l’avons trouvée en naissant. Nous nous battons, parfois à leur corps défendant, pour que nos enfants puissent aussi profiter de l’alternative. Et de toutes façons, nos machines sont meilleures. Au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il est bon. Quelqu’un qui a cette intelligence du cœur que l’on appelle aussi l’amour. Pourvu que lui aussi ne soit pas la victime des soldeurs d’esprit à tout crin pour lesquels, à part eux-mêmes, tout doit disparaître…
Tuckerclub.org