Epic Games vs Apple : et si les vrais perdants de cette bataille, c’était vous ?
Epic veut casser les règles d’Apple, mais ce sont peut-être vos données qui finiront en pièces.
Depuis le début de son bras de fer judiciaire contre Apple, Epic Games s’est érigé en preux Chevalier blanc, grand défenseur d’un écosystème plus juste, plus libre et plus favorable aux utilisateurs. Derrière ce discours ostensiblement altruiste, le contentieux dissimule une lutte féroce pour le contrôle de la rente économique qu’offre le mobile, un terrain devenu incontournable pour les grandes manœuvres commerciales des éditeurs.
Petit rappel : en 2020 Epic déclarait la guerre à Apple en contournant volontairement les règles de l’App Store, provoquant son bannissement de la plateforme. L’affaire a depuis pris beaucoup d’ampleur. Tim Sweeney, PDG d’Epic et peu friand de la tactique d’Apple, affirme que ce conflit a coûté à son entreprise 100 millions de dollars de frais, auxquels s’ajoutent 900 millions de revenus estimés perdus. Un choix qui n’a rien d’un acte de bravoure idéologique : c’est une stratégie froide, mûrement calculée pour maximiser les profits à long terme. Soyons clairs : dans ce duel, il ne s’agit nullement de principe, mais bien de rente.
Derrière les promesses de liberté, la jungle du self-service
On critique souvent Apple pour sa commission de 30 % sur les ventes d’applications (la rente Cupertino), mais ce pourcentage ne finance pas uniquement ses profits. En réalité, cette part sert aussi à couvrir un ensemble de services que la plupart des utilisateurs ; et même certains développeurs ; sous-estiment. Apple gère les paiements dans des dizaines de monnaies, applique automatiquement les taxes locales dans plus de 175 pays, traite les remboursements, sécurise les transactions, héberge les applications, gère les abonnements, et prend en charge les fraudes ou litiges éventuels.
Une logistique d’une complexité sans nom, mais n’oublions non plus pas qu’elle ne le fait pas par acte de charité, mais pour faire tourner un business. Ce n’est pas un sacrifice, ou un quelconque don à l’humanité, mais un investissement très rentable.
Quoi qu’il en soit, si cette infrastructure disparaît, chaque développeur devra prendre le relais. Cela signifie qu’il devra collecter et reverser la TVA selon les règles locales, intégrer des solutions de paiement sécurisées, assurer un service client en cas de problème, et assumer seul les responsabilités légales. Ce qu’Apple faisait pour tous, chacun devra désormais le faire pour soi, avec des moyens inégaux et un niveau de rigueur très variable.
Là où l’App Store offrait un point d’entrée unique, avec des règles identiques pour toutes les apps et un seul interlocuteur en cas de problème, l’ouverture promise implique une multiplication des plateformes, chacune avec ses propres conditions, ses propres pratiques, et son propre niveau de fiabilité.
Pour l’utilisateur lambda, voilà quelles en sont les conséquences : ses informations bancaires ne seront plus confiées à une seule entreprise soumise à des règles strictes, mais à une multitude d’acteurs, aux intentions et à la rigueur variables. La protection contre les fraudes, les remboursements, ou encore la gestion des abonnements devient alors beaucoup plus incertaine. Le prix à payer d’un troc entre un écosystème verrouillé contre un environnement morcelé.
Plus de liberté pour les éditeurs, mais moins de lisibilité pour vous
Certains développeurs, désormais libres de proposer leurs propres systèmes de paiement en dehors de l’App Store, promettent des « réductions » ou des « bonus » à ceux qui achètent directement via leurs plateformes. En réalité, ces offres sont souvent moins avantageuses qu’elles n’en ont l’air : les prix affichés peuvent être volontairement gonflés avant d’être présentés comme faussement remisés. Une pratique comparable aux promotions artificielles régulièrement dénoncées sur certaines marketplaces comme Temu, Amazon ou Flipkart.
D’autres éditeurs exploitent des techniques plus fourbes encore, appelées dark patterns : des interfaces conçues pour tromper ou manipuler l’utilisateur, en l’amenant à cliquer sans réfléchir ou à valider une dépense sans en mesurer les conséquences. Epic Games est certainement le représentant le plus pathétique de ces pratiques.
En 2023, l’entreprise a été sanctionnée à hauteur de 245 millions de dollars par la Federal Trade Commission (FTC) américaine. En cause : des boutons volontairement mal placés ou ambigus dans leur machine à cash ; Fortnite ; qui poussaient les joueurs ; généralement des enfants bien sûr ; à acheter du contenu numérique sans s’en rendre compte, sans l’autorisation de leurs parents, mais avec leur CB. On veut contourner Apple, mais on contourne aussi les protections de base du consommateur qu’on contourne.
Avec un système où chaque développeur peut gérer ses propres ventes, les abus risquent de se multiplier.D’une part, parce qu’il est plus lucratif de manipuler les comportements que de jouer la transparence. D’autre part, parce que l’absence d’un intermédiaire centralisé (comme l’App Store) dilue les responsabilités. Si une application dupe son usager ou facilite un achat involontaire, il devient beaucoup plus difficile d’identifier clairement qui est responsable : l’éditeur, le système de paiement utilisé, ou l’interface elle-même ?
Pourtant, en pratique, les utilisateurs continueront souvent à se tourner vers Apple en cas de litige. Car même si la transaction s’est déroulée sur une plateforme tierce, le simple fait qu’elle ait été initiée depuis un iPhone ou via une app téléchargée depuis l’App Store entretient l’idée qu’Apple doit rester garant du bon déroulement de l’achat. Aux yeux du grand public, l’iPhone reste le point d’entrée, et donc, le responsable. Résultat : en cas de problème, c’est Apple qui sera poursuivi en justice, même si elle n’a plus aucun contrôle direct sur la transaction.
L’aboutissement d’un marché plus libre et concurrentiel est séduisant en surface. Pour autant, il ne faut pas nier les conséquences probables de cette grande ouverture : fragmentation, insécurité, démultiplication des arnaques qui pourraient se révéler autrement plus délétères pour le consommateur. Cette guéguerre entre Apple et Epic l’exposera davantage à ces risques, tout en lui donnant l’illusion qu’il a gagné en liberté et en contrôle. Une boîte de Pandore siglée d’une pomme croquée et d’un blason noir et blanc en forme d’écu.
- Le conflit entre Epic Games et Apple n’est pas une croisade pour les droits des utilisateurs, mais une lutte commerciale pour capter une manne financière.
- Derrière la promesse d’un marché plus ouvert se cache une complexité accrue pour les utilisateurs, exposés à une multitude d’acteurs, de systèmes de paiement et de risques.
- En l’absence d’un cadre unique comme l’App Store, les abus et les pratiques douteuses pourraient se généraliser, tandis qu’Apple continuera paradoxalement d’en porter la responsabilité aux yeux du public.