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Édito

Beats/Iovine : L’homme qui valait 3 milliards ?

Tim Cook peut-il vraiment payer 3,2 milliards de dollars pour un fournisseur de streaming, pour un simple carnet d’adresses… Ou rien de tout cela ?

Boro

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Il est des décisions d’une limpidité de cristal, dont la lisibilité saute aux yeux d’évidence même si parfois des circonstances ultérieures viennent en contester jusqu’au bien-fondé. Et il en est d’autres tout au contraire qui, pour apparaître peu lisibles à leur annonce – que celle-ci soit officielle ou qu’elles aient d’abord transpiré sous forme de rumeurs – ont pu se révéler à terme pleine de sens. Or, une fois passé à travers l’introduction en forme de porte ouverte, et en attendant la conclusion matérialisée par un croisement caprino-brassicacé dans des proportions toujours réinventées, la presse n’en finit pas de se répandre en pronostics sur les motivations qui auraient poussé Tim Cook à négocier une telle acquisition avec Beats Electronics, a fortiori pour la somme très inhabituelle de 3,2 milliards de dollars.

La croissance interne privilégiée jusqu’ici

Apple, qui avait jusqu’ici privilégié la croissance interne pour son développement en se contentant de « picorer » ici et là un certain nombre de petites sociétés très en pointe, afin d’en intégrer la propriété intellectuelle ou les chercheurs, et souvent les 2, n’a pas fait d’acquisition autour d’un tel montant depuis… en fait, rien fait de tel de mémoire de chroniqueur de la chose Cupertinienne. À titre de comparaison, la transaction conclue en 1996 entre un Gil Amelio aux abois, alors président d’Apple, et un Steve Jobs déjà au sommet de ses talents de négociateur, pour le rachat de NeXT- a été « toppé » sur la somme de 350 millions de dollars, plus 50 de mieux pour couvrir les dettes de NeXT… et ce avec Steve Jobs en prime. C’était il y a certes 17 ans, les 2 sociétés étaient à court d’argent et une première bulle spéculative autour des « Dotcoms » est certes passée par là, à la fin des années 90, tandis que la suivante est vraisemblablement en train de naître sous nos yeux autour des « Apps ».

Entre-temps, la planche à billets de la réserve fédérale américaine a certes fonctionné à plein régime, pour financer 2 guerres et noyer sous les liquidités la plus grande crise du système bancaire depuis celle de 1929. Mais pour autant, Beats Electronics vaut-elle 300 fois plus que NeXT en 1996, et surtout Apple est-elle dans un état de nécessité sur l’essence-même de ce qui fait la raison d’être de la compagnie, qu’elle l’était à ce moment-là, littéralement étranglée par un compétiteur féroce ?

Qu’est-ce qui peut bien valoir 3 milliards de dollars ?

Car la question qui se pose ici est bien de savoir ce que Beats Electronics peut bien avoir, et qu’Apple ne puisse se procurer ailleurs à meilleur prix. Classiquement, on l’a dit, une grosse société peut s’intéresser à une autre de moindre importance pour s’assurer l’exclusivité de sa propriété intellectuelle, afin de gagner du temps sur sa recherche et développement sur des domaines très pointus qui lui font défaut. C’est aussi pour elle une façon d’acquérir rapidement des savoir-faire longs et difficiles à constituer en interne, par recrutement successif : la grosse société intègre alors tout ou partie des équipes qu’elle met au travail sur son propre projet. Elle peut également, mais c’est la solution la moins vertueuse, mettre la main sur la clientèle ou le carnet de commandes d’une autre société, en position de force sur un secteur qu’elle juge stratégique, ou même sur sa marque si celle-ci bénéficie d’une bonne image auprès de la nouvelle clientèle visée.

Je pense que des basses amplifiées, c’est chouette… à partir du moment où ça ne bouffe pas tout le spectre Bryan Chaffin, The MacObserver.com

Des lascars,
qui croient aux milliards, Yo !

Beats Electronics possède certes cette bonne image de marque sur le secteur des casques auditifs supra auriculaires, désormais de plus en plus tendance dans la rue comme auprès de « la volaille qui fait l’opinion » comme le raillait déjà un Alain Souchon au milieu des années 70. S’agissant de la marque, celle-ci n’est pas sans point commun avec celle d’Apple, en particulier au chapitre de la musique : innovation par le design et l’expérience utilisateur, avec un positionnement tarifaire plutôt haut de gamme, malgré une qualité acoustique plutôt bonne, mais sans plus. Or c’est précisément ces qualités et ces reproches que se sont vus opposer les produits musicaux et même « audiophiles » d’Apple depuis le début, à commencer par les différents modèles d’iPod ou les morceaux de l’iTunes Music Store jusqu’aux derniers iPhones, en passant par les éphémères enceintes « iPod hi-fi », lancées en 2006.

Trop de points communs avec Apple, et pas ce qui lui manque

Tim Cook, qui s’il a répété qu’il ne s’interdisait a priori aucune acquisition, aussi grosse soit-elle, tout en en martelant qu’il resterait plus que jamais économe des deniers d’Apple et guidé par le seul intérêt à long terme de la société, et ceux de ses actionnaires, peut-il dépenser 3,2 milliards de dollars pour acheter une société valorisée à hauteur de 600 millions de dollars, fût-ce avec un chiffre d’affaires annuel d’un milliard, mais forte auprès d’un public sur lequel Apple puise déjà une bonne part de sa légitimité, avec un savoir-faire plutôt proche de ses propres points faibles. Et ce au moment au contraire où la demande du public semble vouloir se tourner vers du matériel et des fichiers musicaux de meilleure qualité. Si l’on ajoute à cela que Beats Electronics est également détenu à 25 % par HTC, l’un des concurrents d’Apple, même diversifiée avec du matériel audio résidentiel ou un service de streaming comme c’est le cas, on imagine mal un tel deal autour de la société. Gene Muster par exemple, ou Bryan Chaffin refusent en tous les cas d’y croire. Par ailleurs, Tim Cook peut-il s’affranchir de la déconvenue rencontrée par Cisco Systems avec Linksys, pratiquement dans les mêmes conditions, alors même que l’équipementier avait servi de modèle de développement vertueux pour tous les industriels de la Valley, Apple y compris, jusqu’à sa tentative de diversification ratée dans le grand public en rachetant Linksys ?

Un atout maître dans la négociation avec les Major ?


Peut-il s’agir dans ce cas du recrutement d’une équipe – mais on a vu quels étaient ses résultats – ou plutôt celui de l’un de ses cofondateurs (non, pas Dr Dre, Jimmy Iovine!). Producteur musical talentueux et réputé dans un milieu où il était entré par la toute petite porte, Jimmy Iovine était en effet l’un des proches de Steve Jobs, auprès duquel il n’avait cessé de plaider pour l’implémentation d’un service de streaming au sein de l’iTunes Music Store. Or le producteur de quelques-uns des meilleurs albums de Bruce Springsteen, ou de Making Movies de Dire Straits (sans parler de 1 ou 2 Patti Smith) a gardé des entrées parmi les Moguls des Major Companies, auprès desquels il siège d’ailleurs au conseil d’administration de Interscope Geffen A&M, le successeur du label qu’il a lui-même fondé. Or, mais ce n’est guère étonnant tant la chronique des rapports entre Apple et l’industrie musicale est aussi joviale et festive que celles des différentes familles régnantes de la saga Game of Trônes, le déploiement d’iTunes radio – le service de streaming musical à présent proposé par Apple – n’en finit pas d’être ralenti par des négociations difficiles. Or, Interscope Geffen A&M est précisément au catalogue du français Vivendi, le numéro un du secteur, et avec qui les rapports sont rien moins que tendus. Reste que 3,2 milliards de dollars, cela fait cher le carnet d’adresses du « conseiller spécial » du CEO.

… Ou une grosse surprise à venir ?

Outre la pépite inconnue, reste pourtant une dernière solution qui – quel que soit le scepticisme que l’on puisse à bon droit entretenir à l’égard de tout ce battage – a tout de même mobilisé rien moins que le New York Times ou le Wall Street Journal. Le « bon vieux » brouillard de guerre de Clausewitz, et sa variante Cuppertinienne de l’« enfumage de blaireaux ».

En 1999, et également placée dans une situation délicate vis-à-vis de la musique numérique, Apple avait été en discussions très avancées avec Steven Frank et Cabel Sasser, les fondateurs de Panic Software, pour le rachat de Audion leur juke-box numérique. Apple avait discuté jusqu’à la dernière minute avec les 2 comparses qui s’étaient vus trop beaux, jusqu’au coup de théâtre final qui avait vu Apple racheter en fait Soundjam MP, développé par Jeff Robbin et Bill Kincaid, et retravaillé pour devenir iTunes. En 2005, mais pour des raisons industrielles cette fois, Apple avait mené jusqu’au bout le même type de pourparlers avec PA Semi, un concepteur de puces ”fabless” très prometteur, pour le remplacement dans les Mac des puces PowerPC 970 jusque-là fabriquées par IBM, avant de finalement opter pour Intel. Peut-il s’agir, cette fois encore, de quelque chose de cet ordre ?

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