Suivez-nous

Édito

Le plus dur commence pour l’iPad Pro, devenir plateforme

Arnaud

Publié le

 

Par

Capture_daEUR_TM_A_c_cran_2015-09-12_A_10-45-48.jpg

Pour séduisant qu’il soit, technologiquement, l’iPad Pro a pour mission de redonner des couleurs aux ventes de tablettes chez Apple. Et pour réussir ce pari, les choses sont sans doute plus difficiles qu’il n’y paraît.

Pour réussir, l’iPad Pro a besoin d’une logithèque de qualité, de logiciels performants et complexes, qui n’ont pour l’heure guère émergés sur l’App Store. La raison ? La défiance de la Pomme par rapport aux développeurs, estime Ben Thompson pour Stratechery, dans une tribune largement saluée du côté de la communauté des développeurs.

Nous avons choisi de vous proposer ce billet, en intégralité et en français (traduction que nous espérons de qualité, réalisée avec Benoit), tant nous l’estimons pertinent. Ben a été assez aimable pour nous donner son autorisation expresse, et nous l’en remercions chaleureusement.

D’un produit à une plateforme

La dernière Keynote d’Apple a été l’une des meilleures depuis longtemps. Une des raisons en a été, comme l’a noté John Gruber, un certain sens de la mise en scène, de la préparation et une dynamique globale, qui a parfois été absente lors des dernières keynotes. Je pense, cependant, qu’une des raisons principales a été le simple fait qu’Apple a lancé toute une série de nouveaux produits — le nouvel iPad Pro, la nouvelle Apple TV et bien entendu les iPhone mis à jour — et que les nouveaux produits font les keynotes réussies.

Si les 15 dernières années nous ont appris quelque chose, c’est qu’Apple est vraiment, vraiment très bonne pour faire des produits, et ce pour tout un tas de raisons. Comme son PDG Tim Cook et ses lieutenants le répètent à chaque occasion, le fait que l’entreprise contrôle à la fois le matériel et le logiciel est essentiel ; moins remarqué mais non moins important est la manière dont la pile de cash d’Apple lui permet de ne pas regarder à la dépense quand il s’agit de concevoir, fabriquer et dimensionner sa production. De la même manière la taille d’Apple constitue un levier sans équivalent par rapport à la chaîne de production, assurant qu’Apple a toujours les meilleurs composants, fabriqués pour lui dans les meilleures usines, pour les meilleurs prix.

Plus fondamentalement, Apple est une entreprise qui est complètement conditionnée et motivée par lesdits produits.

Ajoutez à cela que les designers, particulièrement les designers industriels, sont fermement aux commandes du développement produit. Ian Parker a noté, dans un article du New Yorker consacré à Jony Ive — le responsable du design d’Apple :

« Les designers chez Apple ont depuis longtemps une influence dans l’entreprise qui est rarement imaginable dans d’autres entreprises. Cette puissance leur a été “concédée par Steve, renforcée par Steve, et a été profondément intégrée culturellement chez Apple”, pour rependre les termes de Robert Brunner, qui a donné son premier boulot à Jony Ive chez Apple, et qui était en charge du groupe de design Apple dans la première partie des années 90. Jeremy Kuempel, ingénieur qui a travaillé pour Apple il y a quelques années et a depuis lancé une start-up qui vend des machines à café, m’a dit que quand un designer rejoignait une réunion chez Apple, c’était comme quand le prêtre entre dans l’église »

Il est plus facile de donner le contrôle aux designers quand on a un modèle économique comme celui d’Apple, conçu pour réaliser de fortes marges mais pas nécessairement les prix les plus bas. Dans la même idée, tout le développement logiciel de l’entreprise, depuis le système d’exploitation jusqu’aux services dans le nuage, n’existe que pour différencier le matériel, pas pour réaliser des profits en lui-même, alimentant un cercle vertueux qui fait qu’il devient de plus en plus difficile d’être en compétition avec les produits matériels d’Apple plus le temps passe.

Ce cycle de conception, différenciation, prise de profit, et réinvestissement se voit très clairement au niveau des iPhone. Alors que le processeur s’est amélioré à chaque génération d’iPhone, ces améliorations s’accélèrent sur les dernières générations ; une courbe d’accélération similaire est notable au niveau du capteur photo de l’iPhone. De la même manière, à la fois les iPhone 5S et les iPhone 6S ont ajouté des fonctionnalités importantes — comme Touch ID et maintenant 3D Touch — par contraste avec les iPhone 3GS et 4S qui embarquaient les mêmes fonctionnalités que leurs prédécesseurs. Quand vous rapprochez ces améliorations régulières avec le fait que l’iPhone est chez la plupart des gens le bien matériel le plus important en leur possession, l’attrait d’un cycle annuel de mises à jour est de fait très fort.

Le fait que l’iPhone soit l’objet le plus important chez la plupart de ses utilisateurs est essentiel : l’accélération des améliorations matérielles apportées à l’iPhone n’a de sens que si les clients en perçoivent directement les bénéfices. Et il est plus aisé de percevoir les bénéfices de ces améliorations quand vous utilisez beaucoup l’appareil et quand celui-ci permet de nombreux usages ; pour le dire autrement, une petite amélioration appliquée à une infinité d’interactions apporte plus de valeur qu’une grosse amélioration qui n’est pas mise en jeu fréquemment. En ce sens, l’argument qu’on entend fréquemment comme quoi la génération ancienne d’iPhone “est suffisamment bonne” (pour ne pas justifier de changer pour un nouveau modèle, NDR) est une erreur majeure, car elle sous-estime la valeur que les utilisateurs portent à leur smartphone.

L’iPad juste assez bon

La critique du “suffisamment bon” s’applique de manière encore plus pertinente à l’iPad ; alors que notre smartphone et toutes les applications sociales et de communication qu’il embarque sont tout à fait nécessaires pour notre quotidien, pour beaucoup l’iPad n’a pas autant d’usages, au-delà peut-être de la vidéo, une activité qui marchait déjà pas mal dès l’iPad original. Et dès lors, la plupart des propriétaires d’iPad n’ont pas entamé de cycle de mise à jour et de nombreux autres propriétaires d’iPhone ne sont même pas embêtés à acheter un iPad : résultat des courses, les ventes d’iPad se sont écroulées depuis plusieurs années maintenant.

C’est dans ce contexte que Tim Cook a lancé le nouvel iPad Pro, et de la manière suivante :

« Parlons maintenant de l’iPad. L’iPad est l’expression la plus claire de notre vision du futur de l’informatique personnelle. Une simple dalle de verre multi-points qui se transforme instantanément en à peu près tout ce que vous voulez qu’elle soit. En à peine cinq ans, l’iPad a transformé la manière dont nous créons, la manière dont nous apprenons et la manière dont nous travaillons. Nous avons noué des partenariats avec les leaders du monde professionnel que sont IBM et Cisco, pour repenser la façon dont les salariés travaillent dans l’entreprise. Et comme nous avons toujours apporté plus de possibilités et de puissance à l’iPad, nous avons été surpris par les choses étonnantes que nos utilisateurs font avec l’iPad. Nous nous sommes donc demandés : comment pouvons-nous pousser l’iPad plus loin encore ? Aujourd’hui, nous avons la plus grosse annonce à faire en matière d’iPad depuis le lancement de l’iPad, et je suis très excité de vous la dévoiler immédiatement.»

Notez la phrase “comment pourrions-nous pousser l’iPad plus loin encore ?” Tim Cook sous-entend que le problème de l’iPad est le problème d’Apple, et compte tenu du fait qu’Apple est une entreprise qui crée du matériel, la solution de Cook est, disons, un nouveau matériel.

J’affirme par contre que, en ce qui concerne l’iPad, le cycle vertueux de développement produit n’est pas suffisant. Cook a décrit l’iPad comme “une simple dalle de verre multi-points qui se transforme instantanément en à peu près tout ce que vous voulez qu’elle soit” ; cette transformation, c’est ce qui se passe lorsque vous lancez une application. À un moment votre iPad est un studio de musique, puis une planche à dessin, puis une feuille de calcul et au prochain, un jeu. L’immense majorité de ses applications, cependant, est conçue par des éditeurs tiers, ce qui veut dire que, par extension, les éditeurs tiers sont encore plus importants pour le succès de l’iPad qu’Apple ne l’est. Apple livre le morceau de verre, les développeurs délivrent l’expérience utilisateur.

Ce qui signifie, au final, que la conclusion de Tim Cook – Apple peut améliorer l’iPad en créant un nouvel iPad – n’est pas juste. Apple pourrait vraiment améliorer l’iPad en faisant de l’iPad une meilleure plateforme pour les développeurs. Précisément, être une bonne plateforme pour les développeurs n’est pas seulement proposer un kit de développement de qualité ou un App Store : le plus important est de s’assurer que les développeurs en question puissent envisager des modèles économiques viables qui justifieraient le développement d’applications complexes, qui transforment la fameuse dalle de verre en quelque chose d’indispensable.

Ce n’est tout simplement pas le cas avec iOS. Notez avec attention que les applications qui ont connu le succès sur l’iPhone sont, soit des applications financées par la publicité (en incluant les réseaux sociaux qui dominent les usages), ou un certain type de jeux qui utilisent les achats intégrés pour vendre des choses à un nombre limité de gros consommateurs numériques. Aucune de ces applications n’est vraiment meilleure sur un iPad que sur un iPhone et, du fait de la moindre “portabilité” de ce dernier, elles en sont moins bonnes.

Quelques applications sont cependant meilleures sur l’iPad : Paper — l’application que j’utilise pour créer les illustrations de mon site — est un tableau blanc brillamment conçu qui malheureusement ne gagne pas d’argent. Son créateur, FiftyThree, gagne l’essentiel de ses revenus en vendant un stylet physique appelé Pencil (maintenant mis dans l’ombre pour la fonction et le nom par le nouveau stylet Apple, l’Apple Pencil). Les applications telles que GarageBand et iMovie sont spectaculaires sur l’iPad, mais aucune d’entre elles n’a pour objectif de gagner de l’argent.

Le problème des développeurs

Pour les développeurs, l’iPad pose un problème à trois facettes :

  • Premièrement, l’absence de versions d’essai veut dire que même les applications significativement meilleures ne peuvent pas être vendues à des prix plus élevés car il n’existe aucune manière de justifier avant achat auprès du client pourquoi il devrait payer plus cher. Quelques applications peuvent contourner ce problème avec les achats intégrés mais, dégrader volontairement l’expérience utilisateur (NDR : on l’ennuyant pour qu’il achète l’application en achats in app) est une méthode bien moins efficace pour faire la démonstration des qualités de l’application.
  • Deuxièmement, l’absence d’un système de mise à jour (et d’une grille de tarif correspondante) rend difficile de tirer des revenus additionnels des meilleurs clients ; la possibilité d’aller solliciter vos meilleurs clients pour qu’ils achètent à nouveau. Il est pourtant plus facile de faire payer plus à ses fans que de trouver toujours de nouveaux clients. Encore une fois, les développeurs peuvent contourner le problème simplement en sortant des applications totalement nouvelles, mais c’est un pis-aller et il n’existe aucun moyen de récompenser les utilisateurs fidèles avec un meilleur prix, ou plus important encore, la possibilité de leur expliquer pourquoi ils ont intérêt à faire la mise à jour.
  • Et enfin le troisième point : Apple a complètement privé les développeurs de leur relation directe avec leurs utilisateurs. Non seulement les développeurs ne peuvent pas communiquer les informations autour des mises à jour (ou encore une fois, contourner le problème en ennuyant leurs utilisateurs avec des notifications), ils ne peuvent pas non plus recevoir de retour utilisateurs de qualité qui leur souffleraient des pistes d’amélioration et rentre la mise à jour encore plus attractive.

Ces mécanismes fonctionnent : ils sont au coeur l’écosystème applicatif des Mac, qui fonctionne très bien, malgré un nombre d’utilisateurs nettement inférieur à celui de la plate-forme iOS. Leur absence sur iOS rend l’investissement dans la création d’une application complexe, exigeant des ressources importantes pour fonctionner, illusoire. Et par extension il est tout aussi illusoire de penser qu’un simple changement de taille pour l’iPad Pro va permettre de faire repartir à la hausse les ventes d’iPad.

Le retour de Microsoft

Il y avait un symbole absolument frappant dans l’apparition de Microsoft, sur scène, durant le lancement de l’iPad Pro ; après tout, ce n’était pas la première fois que Redmond faisait une apparition à une keynote Apple : regardez ces images qui viennent de la MacWorld Expo de Boston en 1997, quand Steve Jobs a annoncé que que Microsoft allait investir de l’argent dans Apple, proche alors de la faillite et, plus important encore, s’engageait à développer une version Mac d’Office.

La réalité, pour Steve Jobs et Apple, était que les utilisateurs des produits de l’entreprise avaient besoin d’Office (comme des produits Adobe) plus qu’ils n’avaient besoin d’un Mac. J’estime depuis longtemps que se retrouver dans cette posture à été la raison principale pour laquelle Apple n’a jamais permis d’établir un modèle économique viable pour les applications : plus jamais un éditeur de logiciel ne devrait pouvoir prendre Apple en otage. L’ironie, cependant, c’est que lorsqu’il s’est agi de lancer l’iPad Pro, Apple n’avait personne d’autre vers qui se tourner.

Durant ces dernières années, à la fois Microsoft et Adobe, ont modifié leur modèle économique, s’éloignant des logiciels vendus avec un prix facial et s’engageant vers un système d’abon­ne­ment. Même si les utilisateurs ont protesté, ils n’avaient pas le choix, du fait de leur dépendance aux produits des deux géants du logiciel. Et c’est ce nouveau modèle d’abon­ne­ment qui justifie l’investissement dans le développement d’applications pour iPad et explique pourquoi ce sont les vieux ennemis d’Apple qui réalisent de loin le travail le plus intéressant sur l’iPad. Malheureusement, ce n’est pas un modèle économique qui est facile à répliquer pour les autres éditeurs dont Apple a besoin qu’ils investissent énormément de temps et de ressources pour créer des applications pour iPad indispensables : quel client va s’engager sur un paiement récurrent pour une application qui ne dispose pas d’une partie services, et qu’il n’a, en outre, pas pu essayer avant d’acheter ?

Perspective étonnante, on peut estimer que l’iPad serait dans une meilleure posture si c’était un produit Microsoft : l’entreprise est fondamentalement un éditeur de plateformes qui a depuis longtemps pris l’habitude de plier devant ses développeurs même au détriment de l’expérience utilisateur.
C’est là où le bât blesse : sur le marché la seule manière d’atteindre la masse critique nécessaire pour créer une vraie plateforme est d’abord d’avoir un produit supérieur aux autres, comme Apple. Plus que jamais chacun à ce dont l’autre a besoin.

La nécessité de laisser filer

Mes lecteurs de longue date savent que ce n’est pas la première fois que j’écris à propos de l’incapacité d’Apple à mettre en place un écosystème applicatif viable (encore une fois, au-delà de façades pour services financées par la publicité, des jeux freemium ou des applications simplistes) et maintenant je crois que c’est cette incapacité qui bride l’iPad. Le problème, à ce niveau, c’est qu’il est très possible d’imaginer l’Apple TV suivre le même chemin que l’iPad. L’assertion d’Apple – « le futur de la télévision ce sont les applications » – est très attirante mais, à un certain moment, cette vision est inextricablement liée à la possibilité pour les développeurs concernés de gagner de l’argent.

Enfin, pour Apple, aussi consciencieusement l’entreprise a-t-elle travaillé sur l’iPad Pro et l’Apple TV, les vraies difficultés vont commencer : l’entreprise reste loin devant presque n’importe qui dans le monde pour créer d’excellents produits, en partie en contrôlant soigneusement tout, des technologies de base jusqu’à l’expérience en magasin en passant par la chaîne de production. Les plateformes, cependant, même si elle s’établissent à travers la domination d’un produit, ne s’épanouissent et ne fonctionnent durablement qu’en entraînant les développeurs vers la création de quelque chose de tellement séduisant que les utilisateurs ne vont pas tomber seulement amoureux du matériel mais de l’expérience qu’il fait tourner au-dessus. En bref, Apple a besoin de partager la relation client avec les développeurs, et, même si ça peut paraître contre les instincts de l’entreprise, ne pas le faire, c’est travailler contre ses intérêts.

Ben Thompson