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Antitrust : pourquoi ce serait une erreur de démanteler

Et pourquoi les utilisateurs d’Apple en seraient les principales victimes

Boro

Publié le

 

Par

Apple congrès US
© pexels-pixabay/Macplus

Après 16 mois de procédures d’audition et d’investigation, la groupe de travail de la Chambre basse du Congrès américain qui planchait sur les pratiques anticoncurrentielles dans l’économie numérique, a rendu ses conclusions mardi 6 octobre. Le comité, bi-partisan bien qu’à majorité Démocrate, n’y va pas par quatre chemins, puisqu’il déclare « avoir identifié un fonctionnement  marqué par une forte concentration, empêché par le pouvoir du monopole ».

Le rapport de plus de 400 pages (450 avec les annexes), fruit de 7 auditions séparées de 38 experts antitrust et plus de 240 employés et dirigeants du secteur, renvoie dos à dos Amazon, Apple, Google et Facebook quant à leur comportement sur leurs marchés respectifs. Jerry Nadler le président du comité, et  David N. Cicilline le président du sous-comité, accusent ainsi les quatre « Big Tech » d’avoir « étendu et exploité leur emprise sur le marché grâce à des pratiques anticoncurrentielles ».

Un rapport très à charge

Dans le communiqué commun à l’occasion de la publication du rapport, les Représentants recommandent au Congrès (Chambre des Représentants + Sénat) ainsi qu’aux Agences Fédérales compétentes de « prendre des mesures qui rétablissent la compétition, améliorent l’innovation et protègent [la] démocratie ». Le Comité propose dans la foulée un certain nombre de mesures, et notamment :

  • Mettre en place des séparations structurelles pour interdire aux plates-formes de mettre en œuvre des modèles économiques qui sont dépendants ou interopérables avec la plate-forme ;
  • Interdire aux plates-formes de s’engager dans [des modèles] d’auto préférence ;
  • Obliger les plates-formes à rendre leurs services compatibles avec les réseaux concurrents pour permettre l’interopérabilité et la portabilité des données ;
  • Rendre obligatoire pour les plates-formes la justification préalable de toute action à l’égard d’un acteur du marché ;
  • Établir un standard pour proscrire des acquisitions stratégiques qui réduisent la compétition ;
  • Améliorer la législation antitrust (NDLR mise en place au XXe siècle) : Clayton Act, Sherman Act, et Federal Trade Commission Act, pour l’adapter aux enjeux de l’économie numérique ;
  • Éliminer les clauses d’arbitrage forcé qui nuise à la compétitivité
  • Renforcer la Commission Fédérale du Commerce (FTC) et la division antitrust du Ministère de la Justice ;
  • Promouvoir une plus grande transparence et la démocratisation des agences antitrust.

Ainsi énoncée, la retranscription des différentes propositions du comité apparaît fastidieuse, mais elle permet de se rendre compte à quel point ses conclusions sont à côté de la plaque. Pour deux raisons :

  • d’abord parce que la grille de lecture qui a présidé aux travaux de la commission est périmée ;
  • ensuite, et c’est la conséquence, parce qu’elle préconise tout un tas de mesures nouvelles quand un simple ajustement de celles qui existent suffiraient largement.

 Des représentations angoissées

La raison en est simple : la rupture et le changement d’échelle provoqués par la révolution industrielle numérique ont en quelque sorte pris de court l’immense majorité de la classe politique et journalistique. Ainsi qu’une bonne partie des dirigeants de l’industrie « analogique », d’autant plus sidérée que les écarts se creusent à mesure que les changements s’accélèrent. 

Tout ce petit monde semble prisonnier, non seulement d’une grille de lecture héritée du XXe siècle ou du début du 21e, mais peut-être surtout d’un marécage conceptuel où tous pataugent en répétant l’acronyme « GAFA », ou « GAFAM », avec une jubilation presque scatologique. Véritable équivalent métonymique au « Gloubiboulga » de l’île aux enfants, il fait en définitive obstacle à une compréhension claire d’un phénomène nouveau. 

Que cet acronyme soit de plus en plus souvent remplacé par la périphrase « Géants du Net » n’y change rien, cette représentation des « ogres » d’un nouveau genre empêche de penser l’irruption du numérique qui bouleverse la société toute entière, au-delà de l’économie. En amalgamant entre elles des sociétés dont la culture, le fonctionnement et le modèle économique n’ont rien à voir entre eux. 

Le phénomène est d’ailleurs si rapide et il va tellement en s’accélérant que, apparu au début de la décennie 2010, il était déjà obsolète moins de cinq ans plus tard puisque le Google en question s’était déjà métamorphosé en Alphabet, dès le mois d’août 2015.

Pire, le rapport et ses rédacteurs continuent de penser l’économie numérique en termes de « plate-forme » comme au début des années 2000 et de la domination écrasante de Windows, au lieu de se représenter les relations de ses différentes composantes en termes d’« écosystèmes » dynamiques (lire iPod Backstage, Dunod, Paris, 2005).

Des modèles économiques totalement différents

On le voit sur les différentes représentations ci-dessous modélisées par Visual Capitalist : le modèle économique des cinq « Big Tech » est totalement différent, dont découlent des chiffres d’affaires et des bénéfices sans aucun rapport les uns avec les autres. Mais peut-être surtout, même installés sur les réseaux ils ne « vivent » pas de la même chose.

Amazon :

si le chiffre d’affaires de la société est énorme (281 milliards de dollars en 2019), et même supérieur à celui d’Apple, les bénéfices qu’elle dégage sont en proportion infime (11,6 milliards de dollars). Le taux de rentabilité est très faible (aux alentours de 4 %, et ce à peine depuis 2017), et sa filiale de services en ligne Amazon Web Services a même été longtemps sa seule activité bénéficiaire. Mais peut-être surtout, son activité de vente en ligne représente près des trois quarts de ses revenus (50,4 % en propre, 19,2 % de commissions pour sa place de marché).

Alphabet :

quasi exclusivement tourné vers la publicité en ligne, le groupe génère un chiffre d’affaires de 162 milliards de dollars pour un bénéfice de 34,3 milliards de dollars. Ces revenus proviennent à 70 % de la publicité sur ses propres services, et pour 13,3 % de la publicité sur des sites affiliés. Là encore, les trois quarts de son revenu sont liés à un seul type d’activité.

Facebook :

s’il faut parler de rente, c’est plutôt du côté du réseau social de Menlo Park qu’il faut se tourner. Ses 71 milliards de chiffres d’affaires et 18,5 milliards de bénéfices sont quasi exclusivement tirés de la publicité sur ces différents réseaux sociaux, auxquels s’ajoutent 1,5 % de redevances.

Chiffre d'affaires Microsoft Facebook

© Visual Capitalist

Microsoft :

avec 126 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 39,2 milliards de dollars de bénéfices, l’ancien « Ogre de Redmond » reste un acteur incontournable sur la scène techno, même s’il n’est plus en position de dominance comme ce fut le cas jusqu’au milieu des années 2000. Surtout, la société a su rééquilibrer ses revenus et Windows, jadis vaches-à-lait, ne participe plus qu’à hauteur de 16,2 % au total. La division Office et des services Cloud Content  reste à hauteur de 25,2 %, tandis que la nouvelle division Azure, dédiée au Cloud pour les entreprises, est déjà à près de 26 %

Apple :

enfin, avec 260 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 55,2 milliards de dollars de bénéfices, toujours pour 2019, Apple est celle qui génère le plus de profit. La raison est simple : elle cumule à elle seule tous les comportements vertueux que l’on trouve dispersés chez l’ensemble de ses compétiteurs : l’iPhone compte toujours pour plus de 50 % dans l’assiette totale (54,7 %), mais les services (qui comprennent à présent tout le volet logiciel) sont en constante augmentation avec 17,8 % pour l’année 2019 (et même 22 % pour le trimestre de juin 2020).

Chiffre d'affaires Apple

© Visual Capitalist

Mais surtout, l’essentiel de ses activités reste tourné vers le matériel, avec une balance équilibrée entre les trois segments hors iPhone (Mac : 9,9 %), iPad (8,2 %) et la nouvelle classe des accessoires et « wearables » (Apple Watch, AirPods, HomePod, etc. pour 9,4 %).

Le contre-exemple Microsoft

On l’a dit : l’une des principales caractéristiques de l’économie numérique réside dans la fantastique accélération des cycles d’innovation et d’émergence de nouvelles classes de produits, une autre étant l’importance des relations dynamiques entre les différents acteurs et des différentes composantes de l’écosystème. En opposition à l’immobilisme de la « plate-forme ».

Le contre-exemple paradigmatique est sans doute Microsoft. L’ancien monopole absolu, confortablement installé sur la triple position dominante de Windows, d’Internet Explorer et d’Office, s’est effondré en moins de 10 ans sous l’effet de son propre poids et de l’incompétence de ses dirigeants. C’est grâce à l’intelligence exceptionnelle de Satya Nadella, son nouveau dirigeant, que Microsoft a évité le déclassement en sachant se réinventer autour du Cloud. 

Position dominante ? Qui est en position dominante ?

Le système d’exploitation de Redmond domine d’ailleurs toujours le marché de l’OS pour ordinateur, avec pratiquement 87 % de parts de marché… ce qui ne pose de problème strictement à personne, puisque l’essentiel de la tendance s’est maintenant déplacé vers les smartphones et les tablettes, et les usages mobile d’une manière générale.

On l’a vu plus haut : Alphabet (Google), Amazon et Facebook, positionnés sur ces nouveaux usages, en tirent au contraire l’essentiel de leurs revenus. C’est là que le bât blesse : ils y sont en outre en état de position dominante. Alphabet et Facebook siphonnent à eux seuls plus de 75 % du marché de la publicité en ligne, et Amazon domine celui du commerce en ligne, notamment celui des « place de marché ». Celui-ci représente à présent plus de 50 % du commerce en ligne mondial.

A contrario, Apple si elle demeure extrêmement profitable et si elle est en position de leader sur plusieurs de ses marchés (tablettes, montres connectées, écouteurs connectés), elle n’est jamais en position dominante. Sur son marché le plus lucratif, celui de l’iPhone, elle est à peine au-dessus des 10 %. Son secret ? S’efforcer d’apporter de la valeur à ses clients, au lieu de se battre avec les autres comme des chiffonniers pour essayer de tirer les prix toujours davantage vers le bas. 

La firme à la Pomme a d’ailleurs protesté en ce sens, et s’est fendue d’un communiqué soulignant les risques, tant en termes de protection des données que de sécurité informatique, si n’importe qui était en position de vendre n’importe quoi  dans son écosystème. Tout en promettant de répondre de façon circonstanciée au rapport parlementaire.

Taper fort… mais là où il faut…

Comme dans tous les écosystèmes, et tous les systèmes dynamiques en général, la sagesse voudrait que l’on intervint le moins possible, surtout avec humilité. Le risque étant de le faire à contretemps ou à contresens. Du moins en ce qui concerne Apple.

Le cœur du cœur de la valeur ajoutée se trouve en effet dont la somme de données personnelles que chacun va générer et transporter avec soi, au travers de ses activités sur les réseaux. Que ce soit sur un navigateur, ou via telle ou telle application. C’est d’ailleurs de là que Facebook, Alphabet et indirectement Amazon tirent la quasi-totalité de leurs revenus. Et c’est ce qu’Apple s’efforce de préserver de l’ensemble des acteurs de l’écosystème numérique, petits et grands.

Or, c’est ce que les législateurs devraient s’efforcer de protéger. L’exemple du procès antitrust à l’encontre de Microsoft, clos avec une simple amende quand pour le coup la société aurait dû en toute logique être démantelée, ou celui de l’arrêt de la Cour de cassation française liant indissolublement l’œuvre et le DVD (en 2006 !) montrent que les autorités « compétentes » ne sont pas forcément les plus qualifiés en matière d’économie du numérique.

Rien n’est joué pour autant

En ce qui concerne les relations commerciales, et les manières à l’occasion abruptes d’Apple avec ses prestataires ou ses partenaires sont désormais bien documentées, faire les gros yeux ou simplement appliquer la législation disponible suffit parfois. Apple et Alphabet ont ainsi amendé les règles de fonctionnement de leurs stores d’applications respectifs.

La minorité Républicaine au comité de travail qui a rendu leur rapport s’est d’ailleurs opposée, pour des raisons essentiellement politiques, à ses conclusions, trois semaines à peine avant les élections américaines. Celles-ci concernent non seulement le Président mais également la totalité de la Chambre des Représentants où les Démocrates sont majoritaires, et le tiers du Sénat où ce sont les Républicains qui détiennent la majorité.

Or, même en cas de raz-de-marée Démocrate aux deux Chambres, la traduction dans la législation puis dans les faits des conclusions pourrait prendre plusieurs années, avec le risque d’un nouveau basculement au Sénat aux élections suivantes. Tant qu’à légiférer, la future majorité pourrait tout aussi bien s’attaquer aux causes réelles du problème et de la perte de contrôle de la puissance publique.

Au passage, en renforçant drastiquement les règles de protection des données personnelles aux États-Unis, elle assécherait et moraliserait tout à lofais des sources de financement des sociétés les plus problématiques en termes de démocratie.

D’autres règles à fixer

Apple, encore elle, distribue par exemple environ le tiers de ses florissants bénéfices à ses actionnaires à hauteur du tiers de celui-ci, quand bon an mal an elle réussit à ne verser que 15 % de ses bénéfices au Trésor américain. C’est-à-dire à peine la moitié. Et des clopinettes ailleurs, en Europe en particulier.

En équilibrant l’assiette de l’impôt en faveur du Budget, le législateur pourrait, si la main lui démange vraiment, retrouver à la fois des marges de manœuvre budgétaires et rééquilibrer la compétition en évitant que ne se constituent des trésors de guerre et des capitalisations boursières trop souvent susceptibles de provoquer des tentations. 

Ce qui est valable des deux côtés de l’Atlantique, d’ailleurs. Encore faudrait-il qu’à Bruxelles on se décide à appliquer des règles fiscales communes. Faute de quoi…

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